Le Japon va-t-il vraiment déverser l’eau radioactive de la centrale nucléaire de Fukushima dans l’océan ?
Cette solution, évoquée publiquement par un ministre japonais, est jugée réaliste par les experts. Mais ils soulignent que le million de mètres cubes d’eau contaminée ne peut être rejeté dans l’océan qu’au compte-gouttes, comme dans le cadre du fonctionnement normal d’une centrale nucléaire.
Plus de huit ans après le tsunami et l’accident à la centrale nucléaire de Fukushima, en mars 2011, la province japonaise est à nouveau meurtrie après le passage du typhon Hagibis. Et le spectre de la contamination radioactive ressurgit. Dix des énormes sacs renfermant de la terre et de la végétation issue de la décontamination des sols et entreposés près d’une rivière ont été emportés par le cours d’eau en crue. Quatre d’entre eux n’ont toujours pas été retrouvés.
Il y a un peu plus d’un mois déjà, une déclaration au plus haut sommet de l’Etat nippon a provoqué des sueurs froides. Devant des journalistes, mardi 10 septembre, le ministre de l’Environnement japonais, Yoshiaki Harada, a exposé la manière dont le Japon pourrait se débarrasser de l’impresionnante quantité d’eau radioactive, accumulée sur le site de la centrale nucléaire de Fukushima, ravagée par le tsunami de mars 2011. « La seule option sera de la drainer vers la mer et de la diluer », a lâché le ministre. Il a aussitôt ajouté qu’il s’agissait de son « simple avis », mais il a tout de même glissé que « la totalité du gouvernement va en discuter ».
Césium, strontium, tritium…
Le porte-parole de l’exécutif nippon a immédiatement réagi et tancé Yoshiaki Harada pour ses propos tout « personnels ». Le ministre désavoué a quitté le gouvernement dès le lendemain de sa déclaration, à l’occasion d’un remaniement annoncé de longue date et pour lequel il faisait de toute façon partie des sortants pressentis. Mais le seul tort de Yoshiaki Harada n’est-il pas d’avoir dit tout haut ce que l’exécutif nippon pense tout bas ?
Depuis plus de huit ans, de l’eau est injectée en permanence dans les cuves des trois réacteurs endommagés de Fukushima, afin de refroidir leurs cœurs et d’éviter une nouvelle réaction en chaîne catastrophique, expose l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans une note de suivi de la situation datant de février. Le liquide se charge alors d’éléments radioactifs : du césium, du strontium, du tritium… Et comme les cuves et les enceintes de confinement ne sont plus étanches, cette eau contaminée s’infiltre dans les sous-sols des bâtiments et s’écoule jusqu’à la nappe phréatique et menace de se déverser dans l’océan Pacifique tout proche.
Tepco, l’entreprise qui exploitait la centrale, depuis nationalisée et désormais en charge du démantèlement, s’efforce de limiter ces infiltrations. Depuis 2014, les eaux contaminées sont pompées et, depuis 2016, le sous-sol a été congelé le long du port, afin de créer un gigantesque mur de glace souterrain imperméable de 900 mètres de long et de 35 mètres de haut.
L’eau pompée subit ensuite un traitement qui permet de réduire sa radioactivité. « La plupart des radionucléides contenus dans cette eau sont extraits par fixation sur des adsorbants solides qui sont ensuite stockés comme déchets. Mais un radionucléide ne peut pas être filtré de cette manière : le tritium », expose Bernd Grambow, radiochimiste et professeur à l’école des Mines de Nantes.
Le tritium est un isotope de l’hydrogène, c’est-à-dire une variante radioactive. Lorsqu’il est présent dans l’eau, il prend la place de l’atome d’hydrogène – l’eau étant composée d’hydrogène et d’oxygène. L’eau tritiée est donc un casse-tête pour les scientifiques. « Seule une séparation isotopique permettrait de séparer le tritium de l’eau », expose le radiochimiste. Or « cette technique n’est pas faisable aujourd’hui à grande échelle pour traiter un million de mètres cubes ».
Un million de mètres cubes d’eau radioactive
Tepco n’étant pas autorisée à rejeter cette eau tritiée, elle est entreposée sur le site de la centrale. Avec le temps, les volumes d’eau injectée, pompée, filtrée et stockée ont diminué. « Au début, 300 à 400 mètres cubes d’eau contaminée étaient entreposés chaque jour. Aujourd’hui, le volume à entreposer n’est plus que de l’ordre de 100 mètres cubes par jour », évalue Thierry Charles, le directeur général adjoint de l’IRSN, chargé de la sûreté nucléaire. Reste qu’en huit ans, un million de mètres cubes d’eau contaminée se sont ainsi accumulés.
« Sur le site de Fukushima, que j’ai pu visiter, on voit une forêt de cuves. Il y a un millier de cuves d’un millier de mètres cubes chacune », décrit Thierry Charles. La compagnie estime que ces citernes seront pleines en 2022. Elle étudie cependant des solutions pour augmenter encore le stockage. « On crée un risque qu’il faudra un jour traiter. On n’est pas à l’abri d’une fuite de cuve, avertit le monsieur sécurité nucléaire de l’IRSN. Il faut bien trouver une solution pour gérer ces volumes d’eau essentiellement tritiée. »
« Il faut faire des compromis »
« Le rejet dans l’océan n’est pas la seule méthode », fait observer le radiochimiste Bernd Grambow. Problème, continue le directeur général adjoint de l’IRSN, « le traitement par évaporation produirait des rejets de tritium dans l’air ». Et « utiliser cette eau pour fabriquer du béton emprisonnerait le tritium, mais avec le temps, le béton libérerait du tritium ».« Il n’y a pas une solution idéale, il faut faire des compromis », reconnaît le professeur à l’école des Mines de Nantes.
Rejeter l’eau tritiée dans l’océan, « ce n’est ni plus ni moins que faire ce qui se fait durant le fonctionnement normal d’une centrale nucléaire », tranche Thierry Charles. « Tout réacteur nucléaire produit du tritium. Une faible quantité est relâchée, comme l’autorisent les autorités compétentes en matière de radioprotection, souligne Bernd Grambow. En France, les concentrations rencontrées dans l’eau des fleuves refroidissant les réacteurs restent largement inférieures au seuil de risque radiologique. Et un suivi réglementaire est assuré. »
C’est la solution la plus logique, et elle est à la fois réaliste et potentiellement raisonnable.à franceinfo
« Il y a plusieurs pré-requis », prévient toutefois Thierry Charles. D’abord, « il faut définir quelle sera la concentration de tritium dans l’eau rejetée et quel sera le débit de ce rejet étalé dans le temps, puis en évaluer l’impact sur l’environnement ». « Il faut s’assurer que l’effet de dilution est suffisant pour rester largement inférieur au seul identifié par des autorités compétentes comme dangereux », insiste Bernd Grambow.
Ensuite, « il faut aussi une acceptation sociétale », ajoute Thierry Charles. « Il faut en discuter très tôt avec la société. La concertation doit englober toutes les parties prenantes : la population locale, les pêcheurs qui ne veulent plus entendre parler de rejets… » Or, « après l’accident, Tepco avait dit : ‘On ne rejettera plus rien.' » Enfin, « il faut définir les modalités de la surveillance de ce rejet, en toute transparence ».
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) est partisane du rejet en mer. Elle avait même conseillé cette méthode au Japon, dès 2014. Deux ans plus tard, une commission d’experts mandatés par le ministère japonais de l’Industrie avait conclu que cette option était « la solution la plus rapide et la moins onéreuse ». Elle n’avait toutefois pas exclu d’autres moyens« faisables », quoique plus longs et coûteux. Cette commission d’experts avait calculé qu’il faudrait 7 ans et 4 mois pour se débarrasser de l’eau tritiée dans l’océan après dilution. Et l’opération ne coûterait que 3,4 milliards de yens – soit 28 millions d’euros – contre 10 fois à 100 fois plus pour les autres techniques dont la durée s’étalerait en outre sur 8 à 13 ans.
Depuis 2016, une autre commission gouvernementale nippone examine l’hypothèse. Elle s’interroge en particulier sur les dommages collatéraux sur l’image du Japon et l’impact sur les secteurs de la pêche et de l’agriculture. La décision, qui sera au final politique, est loin d’être prise, en particulier à moins d’un an des Jeux olympiques de Tokyo. Mais, analyse Thierry Charles, « le ministre japonais n’a pas dit autre chose que ce qui se dit depuis longtemps dans les cercles d’experts à l’international. Ce qui change, c’est qu’un officiel le dise. »
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