Fukushima: un projet de rejet des eaux inquiète la Corée du Sud

Huit ans après la catastrophe nucléaire, le Japon fait face à un problème insoluble : l’eau radioactive continue de s’accumuler, jour après jour, au rythme de 150 tonnes quotidiennes, autour de sa centrale dévastée. Un projet de rejet « contrôlé » dans l’océan Pacifique, au nom d’une normalisation de la situation, horrifie la Corée voisine.

Séoul (Corée du Sud), de notre correspondant.– « Nous pourrions bientôt retrouver sur nos tables des poissons qui contiennent du césium, du strontium, du tritium et du plutonium radioactifs », s’alarme Suh Kune Yull. Ce professeur d’ingénierie nucléaire à l’Université nationale de Séoul estime qu’il est probable que le Japon voisin finisse par rejeter dans le Pacifique 1,15 milliard de litres d’eau contaminée récupérée dans la centrale dévastée de Fukushima. « Cela nous inquiète beaucoup. »

Une inquiétude partagée par son gouvernement : le 19 août, Séoul a convoqué un diplomate japonais pour exiger de Tokyo davantage de transparence sur cette question. Mais en dépit des demandes persistantes de la Corée du Sud depuis un an, le Japon refuse de donner des détails sur ses plans. Fin août, il s’est contenté d’assurer qu’il « traitait le problème de manière responsable, sur une base scientifique ».

Si Séoul se sert sans doute de ce dossier comme d’une munition supplémentaire dans son conflit commercial et historique grandissant avec Tokyo, les inquiétudes sud-coréennes ne sont pas feintes. Un rejet dans l’océan des eaux de Fukushima est « la seule méthode réalisable », déclarait dès l’été 2018 Toyoshi Fuketa, président de l’autorité japonaise de régulation nucléaire. 

Car le Japon fait face à un problème insoluble : l’eau radioactive continue de s’accumuler, jour après jour, au rythme de 150 tonnes quotidiennes, autour de sa centrale dévastée. Huit ans après la catastrophe, l’opérateur Tepco continue en effet de refroidir, en y injectant de l’eau, les cœurs fondus des trois réacteurs détruits – le « corium », une masse de lave et de débris immensément radioactifs évaluée à 880 tonnes. Tepco doit aussi pomper l’eau des nappes phréatiques environnantes qui se déversent dans les sous-sols de la centrale, pour éviter que la contamination ne se propage.

La centrale de Fukushima après le tsunami de mars 2011 © Digital GlobeLa centrale de Fukushima après le tsunami de mars 2011 © Digital Globe

Ces eaux hautement contaminées sont entreposées dans plus de mille réservoirs cylindriques construits tout autour du site : 1,15 milliard de litres y sont déjà stockés. Tepco assure que la place manquera d’ici à l’été 2022. Cependant, le problème est que les technologies censées décontaminer cette eau (baptisées ALPS, pour « Advanced Liquid Processing System ») fonctionnent mal, ce que l’opérateur nucléaire a longtemps cherché à dissimuler. Ce n’est qu’en septembre 2018 que Tepco reconnaissait avoir menti et confessait que 80 % des eaux traitées par l’ALPS dépassaient les normes maximales de radioactivité fixées par le gouvernement. En particulier, « 65 000 tonnes d’eau retraitée ont des niveaux de strontium 90 qui sont 100 fois plus élevés que la norme maximale. Dans certains réservoirs, les niveaux sont 20 000 plus élevés que la norme », précise le quotidien japonais Asahi. Le strontium est un radionucléide particulièrement cancérigène.

Les différents systèmes de décontamination (dont l’un mis en place par l’entreprise américaine Kurion, rachetée en 2016 par la française Veolia) visent 62 types de radionucléides différents. « Mais ce n’est pas si simple d’enlever des éléments radioactifs de l’eau, explique à Mediapart Shaun Burnie, spécialiste nucléaire de l’ONG Greenpeace. Et à Fukushima, les quantités à traiter sont gigantesques. » Que faire de cette eau toujours contaminée qui s’accumule jour après jour ? Cinq options ont été avancées par un comité gouvernemental d’experts. Celui-ci a par exemple suggéré une vaporisation dans l’atmosphère ou une injection dans la géosphère. Mais l’option jugée la « plus réaliste » – en tout cas la moins onéreuse et la plus rapide – consiste en un rejet dans l’océan, étalé sur plusieurs années pour diluer la contamination.

« Les autorités japonaises disent qu’il n’y a pas de risques, que les radionucléides vont se disperser. Mais c’est faux ! Par exemple, le tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène, se fixe dans les cellules animales, végétales et humaines. Il peut faire des dégâts. Il y a d’énormes incertitudes quant aux effets du tritium », avertit Shaun Burnie. La question de l’impact d’une contamination à faibles doses sur une population fait l’objet de débats. « Il n’y a pas de seuil d’innocuité », tranche Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de l’association CRIIRAD (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité). « Selon le modèle le plus réaliste, les effets en termes d’augmentation des cancers sont proportionnels à la dose de radiation, même si celle-ci est très faible. »

Cet ingénieur en physique nucléaire s’oppose donc fermement au rejet dans l’environnement des eaux de Fukushima. « Si vous exposez une population à une dose vingt fois plus forte que d’habitude, cela signifie que vous acceptez de leur faire subir un risque de cancers et de pathologies vingt fois supérieur. » Bruno Chareyron souligne que les études d’impact sont très longues et que déterminer les conséquences sanitaires du désastre de Fukushima sur les communautés locales pourrait prendre des décennies.

Ces communautés sont évidemment farouchement opposées au projet de rejet dans l’océan, en particulier les pêcheurs locaux. Dans la Corée du Sud voisine, la mairie de Séoul a déjà annoncé une intensification des contrôles de radioactivité des produits agricoles et piscicoles importés de l’archipel. « L’intervention de la société civile et du gouvernement sud-coréens sont très importants, pour envoyer au Japon un signal selon lequel un tel rejet est inacceptable », juge Shaun Burnie.

Mais Tokyo ne se montre guère sensible aux préoccupations sud-coréennes. Le gouvernement de Shinzo Abe, obstinément pronucléaire, a mis en place une stratégie de « normalisation » qui consiste à faire croire que la situation à Fukushima est sous contrôle et qu’un retour à la normale est proche. C’est ainsi qu’une partie des 120 000 déplacés de Fukushima sont poussés (notamment par la suppression des subventions publiques d’aide au relogement) à revenir habiter dans certaines zones prétendument « nettoyées », mais en réalité toujours contaminées. 

L’organisation des Jeux olympiques de Tokyo en 2020, qui incluent des épreuves organisées dans la région de Fukushima, participe à cette stratégie de normalisation. « Depuis la catastrophe, neuf réacteurs nucléaires ont été relancés et le gouvernement veut en rebrancher une trentaine au total, souligne Shaun Burnie. L’obstacle, c’est la perception du public. Montrer que la situation est sous contrôle, c’est réduire les oppositions. »

Mais sur le site dévasté de la centrale de Fukushima-Daiichi, « on est toujours dans l’anormalité absolue, affirme Bruno Chareyron. C’est tellement ingérable que les autorités font tout pour rendre acceptables, petit à petit, des contaminations de l’air, des sols, de l’eau, des aliments, qui  seraient d’habitude complètement inacceptables ». Exemple particulièrement frappant : le gouvernement a multiplié par 20 la dose maximale de radioactivité admissible pour le public. Cette dose est passée de 1 mSv à 20 mSv par an. 20 mSv/an correspond à la norme des travailleurs du nucléaire… qui se voit soudainement appliquée à toute une population, enfants compris. 

Le rejet dans l’océan d’éléments radioactifs s’inscrit dans cette stratégie de communication et de normalisation. L’ONG Greenpeace propose de son côté une sixième option : la construction de réservoirs additionnels en dehors du site et un stockage de cette eau pendant des décennies, le temps de développer de nouvelles technologies de décontamination. Une option qui n’est pas dénuée de risques (quid d’un nouveau séisme ou tsunami ?) et qui coûterait cher.

Fukushima est déjà considérée comme la catastrophe industrielle la plus chère de l’Histoire. En juillet, l’Institut japonais de recherche économique (JIER) a estimé que son coût total, qui inclut démantèlement et décontamination, atteindra entre 35 000 et 80 000 milliards de yens, soit entre 299 et 684 milliards d’euros. Les autorités japonaises veulent démanteler les trois réacteurs d’ici à 2031, un objectif qualifié de « fantaisiste » par Shaun Burnie : « Cela n’arrivera pas. »

La question du rejet des eaux radioactives de Fukushima est ainsi un exemple de plus de l’immense difficulté – voire de l’impossibilité – de gérer une catastrophe nucléaire. Prudent, Tokyo devrait éviter d’annoncer toute décision d’ici à ses Jeux olympiques l’été prochain, alors que tous les regards seront tournés vers le Japon. Après ? La tentation d’ouvrir les vannes dans le Pacifique sera grande.