Japon : «Le corps vieillit, pas le regard»

Par Rafaële Brillaud, à Kyoto — 13 mai 2019 à 18:29

Au Japon, une personne sur trois a 65 ans ou plus. L’archipel grisonne mais innove par la même occasion. Contraint et forcé, il invente une nouvelle société. Et bouscule notre regard sur le troisième âge. Aujourd’hui, «l’instinct de vie» des personnes âgées dévoilée en photo par un livreur de bentos.

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Au début, ce fut le choc. Les odeurs qui agrippent le nez dès que la porte s’ouvre. Celles du renfermé, des ordures, de la pisse. Des souvenirs de vie qui s’effilochent en vrac sur le sol ou les étagères. Parfois même les sacs-poubelles qui s’amassent au rez-de-chaussée, l’habitant qui se réfugie à l’étage. Et, partout, l’immense solitude qui envahit les lieux. Atsushi Fukushima a pris peur. Etudiant en photographie de l’université des arts d’Osaka, il n’avait aucun projet en tête, il recherchait juste un petit boulot pour financer ses cours. Il avait opté pour la livraison de bentos (boîtes repas) aux personnes âgées. «A l’époque, il y a quinze ans, on commençait à parler du vieillissement de la société japonaise. J’avais envie de voir à quoi ça ressemblait»,dit-il sobrement. De toute évidence, il ne s’attendait pas à voir ça.

Ses photos, exposées dans le cadre de KG+, le off du festival Kyotographie à Kyoto, dévoilent des scènes de vie ou de survie que l’archipel ne montre pas. Une porte s’entrouvre. Un homme gît à terre, les cheveux étoilés de flocons de duvet. Une femme reçoit un baiser de son chat sur le front. Des bentos vides. Des pieds sur un lit. L’une fait un joli sourire édenté. L’autre tourne le dos. De vieux clichés noir et blanc. Des papiers classés, entassés. Des existences entières ratatinées dans des logements surannés et des corps flétris…

Atsushi Fukushima aurait bien tourné les talons. «Mais je devais rentrer chez les gens pour donner les bentos, rester un peu pour pouvoir écrire un court rapport sur leur situation.» Alors il a franchi les seuils un à un, jour après jour. Il a commencé à discuter. Ecouter. «Rien ne m’est jamais arrivé», lui a dit un vieil homme. «A quoi bon», lui a rétorqué un autre devant son repas. Pendant six mois, Atsushi Fukushima n’est pas allé plus loin. Puis son patron lui a suggéré de réagir en photographe, de témoigner. Il s’est donc fait livreur de bentos avec un appareil en bandoulière. Mais pendant six autres mois, il n’a pas pris une photo.

Quand il a commencé à appuyer sur le déclencheur, ses clients amusés ont pris la pose. Le livreur a aussi volé des clichés. «A quoi bon demander l’autorisation, le lendemain ils avaient tout oublié…» Avec ce travail mené patiemment sur dix ans, le photographe basé à Kanagawa vient de remporter le prix KG+. Ses clichés semblent s’appesantir sur une triste réalité. L’auteur de 38 ans affirme qu’il n’en est rien. «Le corps vieillit, pas le regard. Ces gens me regardaient avec des yeux vifs. Ils m’ont transmis tant de choses ! Je suis arrivé avec un préjugé, celui de prendre en photo des gens seuls, solitaires, abandonnés. Mais les êtres humains sont coriaces. Même à terre, couchées dans des journaux, ces personnes mangeaient leurs bentos, elles voulaient vivre ! Ces images sont positives. J’ai découvert avec elles la beauté de l’instinct de vie.»

Rafaële Brillaud à Kyoto