Coronavirus : au Japon, les considérations politiques ont retardé la réponse sanitaire

 

Le gouvernement de Shinzo Abe est accusé d’avoir minimisé l’ampleur de l’épidémie en raison des Jeux olympiques, avant de se résigner à les reporter.

Par et Publié le 16 avril 2020 à 18h57, mis à jour hier à 10h47

Le premier ministre japonais Shinzo Abe lors d’une conférence de presse à Tokyo, le 17 avril.
Le premier ministre japonais Shinzo Abe lors d’une conférence de presse à Tokyo, le 17 avril. KIYOSHI OTA / AP

Longtemps, le Japon a fait figure d’exception : l’Archipel semblait relativement épargné par la propagation du coronavirus. Tout porte à croire que cette perception était faussement rassurante. Les cas sont désormais en progression alarmante, en particulier à Tokyo, Osaka et Kobé. Au 18 avril, le bilan était de plus de 10 000 personnes contaminées – hors les 712 du paquebot Diamond-Princess – et de 221 décès.

L’annonce, jeudi 16 avril, par le premier ministre Shinzo Abe de la mise en place de l’état d’urgence à l’échelle nationale – après l’avoir fait, neuf jours plus tôt, pour seulement sept des 47 départements du pays – est perçue par beaucoup de Japonais comme l’admission tacite, de la part du gouvernement, d’une certaine complaisance. Celle-ci s’est traduite, au cours des dernières semaines, par une dérobade des autorités à leur responsabilité de prendre la mesure de l’étendue de la contagion avant qu’elle n’empire.

Inertie bureaucratique

Neuf ans après l’accident nucléaire de Fukushima à la suite du tsunami du 11 mars 2011, le Japon est confronté au même triste constat : la responsabilité humaine dans deux catastrophes de nature différente. Aux responsabilités des gestionnaires de la centrale qui, pour des raisons de coût, n’avaient pas jugé nécessaire de protéger davantage les réacteurs d’une déferlante aussi forte, se sont ajoutées les contre-vérités du « village nucléaire », réunissant industriels, universitaires, élus et fonctionnaires défenseurs de l’atome. Les responsabilités ont été mises en lumière par la commission d’enquête mandatée par le Parlement sur l’accident. Un scénario analogue se produit avec le coronavirus, estime le docteur Kiyoshi Kurokawa, qui présida cette commission. Une nouvelle fois, fait-il valoir, l’inertie bureaucratique face à une situation d’urgence pèse sur la gestion de la crise.

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Ces pesanteurs ont effectivement joué dans la gestion chaotique de l’épidémie à bord du paquebot de croisière Diamond-Princess, en quarantaine dans le port de Yokohama. Mais la lenteur de la réaction des autorités à l’épidémie à travers l’Archipel est avant tout politique. Le souci de préserver des intérêts économiques, de ne pas affecter la production, conjugué à des calculs politiciens, a différé les décisions.

« Les JO passaient avant la santé des habitants de Tokyo »

Pour ne pas compromettre sa diplomatie de rapprochement avec la Chine et compenser partiellement la contraction de la demande interne, M. Abe a laissé venir au Japon des dizaines de milliers de touristes chinois jusqu’à la fin du Nouvel An lunaire, début février. Plus grave, pendant près de trois mois après l’apparition du virus chez ses voisins asiatiques, il a entretenu l’illusion de la tenue des Jeux olympiques à Tokyo en juillet, donnant ainsi à la population le sentiment que la situation était sous contrôle. Ce qui explique l’atmosphère insouciante des citadins au cours du mois de mars, alors que partout ailleurs dans le monde, la situation s’aggravait. En s’obstinant à maintenir les JO, le gouvernement a de facto minimisé le risque sanitaire.

A Tokyo, le 17 avril.
A Tokyo, le 17 avril. KYODO NEWS / AP

 

La coïncidence, à vingt-quatre heures près, entre l’annonce le 24 mars du report des JO et les mises en garde soudaines par la gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, et par le premier ministre lui-même, contre une probable explosion des contaminations par le coronavirus, est d’autant plus troublante qu’elle semble loin d’être fortuite. Cette cécité suscite des questions au Parlement et des commentaires acerbes dans les médias.

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« Afin de donner l’impression que la situation était sous contrôle, le gouvernement a fait en sorte de minimiser le nombre des personnes contaminées », écrit sur Twitter l’ancien premier ministre démocrate (opposition) Yukio Hatoyama. « Les JO passaient avant la santé des habitants de Tokyo », assène-t-il. Une accusation d’autant plus embarrassante pour le premier ministre Abe qu’en 2013, il avait déjà étouffé la vérité pour obtenir les JO en proclamant que la catastrophe nucléaire à Fukushima était « sous contrôle ». Ce qui n’était pas le cas – et ne l’est toujours pas.

Dépistage parcimonieux

Un autre facteur a contribué à la sous-évaluation de la gravité de la situation : un dépistage parcimonieux qui s’est traduit par une vision parcellaire de l’étendue de l’épidémie. Contrairement à son voisin sud-coréen, le Japon n’a pas procédé à un dépistage systématique à partir des foyers d’épidémie identifiés. La raison invoquée par le ministère de la santé pour expliquer le faible nombre de tests tiendrait à leur nature : étant donné qu’il n’existe pas de traitement du coronavirus, les tests ne sont pas considérés comme une « procédure médicale » mais comme un élément d’une« enquête épidémiologique ».

Il est difficile de ne pas mettre en relation ces faits et la propagation de l’épidémie. Et aujourd’hui, les réseaux sociaux se font l’écho de l’alarme du personnel soignant, qui craint un débordement du système hospitalier notamment à Tokyo, l’une des plus grandes conurbations du monde : la capitale et les départements limitrophes comptent 37 millions d’habitants.

Abe s’accroche à sa bouée : des JO à l’été 2021

La longévité politique de M. Abe – sept ans au pouvoir – s’explique par l’absence de rivaux au sein de la majorité et d’une opposition crédible. Sa cote de popularité est moyenne et 76 % des Japonais critiquent sa lenteur à réagir à la propagation du virus.La crise sanitaire qui se profile risque de porter un coup fatal aux ambitions de Shinzo Abe. Les Jeux olympiques devaient être la consécration de son mandat, en le mettant en position de concrétiser son ambition « historique » de réviser la Constitution pacifiste de 1947. L’épidémie bouleverse la donne. Mais M. Abe s’accroche à sa bouée : il a fixé les JO à l’été 2021 – dans l’espoir que, son mandat s’achevant en septembre 2021, il pourra, si les Jeux ont bien eu lieu, s’auréoler de ce succès pour briguer un quatrième mandat.