Fukushima, le bilan humain est plus lourd qu’annoncé

Le bilan de l’accident nucléaire de Fukushima fait souvent débat. Entre le nombre de morts et de cancers suspectés ou déclarés, un comité scientifique de l’ONU affirme, lui, qu’aucune conséquence significative n’est liée aux retombées radioactives. Une argumentation qui ne fait pas l’unanimité.

« Zéro mort, aucun cancer : le vrai bilan de l’accident nucléaire de Fukushima », titrait triomphalement l’hebdomadaire Le Pointmercredi 10 mars 2021. Et ce n’est pas la journaliste qui l’affirme, mais un comité international de chercheurs, le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), « qui fait référence ». « Le gouvernement japonais a-t-il surréagi en empêchant pendant de longues années le retour des populations, mais sans lien avec le risque sanitaire ? » interroge la journaliste en conclusion de son article.

Le 11 mars 2011, un tsunami a submergé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, entraînant la fusion des cœurs des réacteurs no 1, 2 et 3, la surchauffe de la piscine d’entreposage des combustibles du réacteur no 4 et d’importantes retombées radioactives sur une partie du territoire japonais. Depuis, le bilan de cette catastrophe fait régulièrement débat. « Est-il vrai que l’accident nucléaire de Fukushima n’a causé aucun mort ? » interrogeait déjà le quotidien Libération le 20 avril 2019.

L’UNSCEAR a tenté pour la première fois de répondre à cette question dans un rapport complet publié le 2 avril 2014. Ce travail a régulièrement été mis à jour jusqu’en 2017 à travers trois livres blancs. Le document de 248 pages évoqué par Le Point, publié le 9 mars 2021, résume toutes les études sur les conséquences de la catastrophe publiées jusqu’à la fin de l’année 2019. Et, effectivement, il conclut qu’« aucun effet néfaste sur la santé des résidents de la préfecture de Fukushima n’a été documenté qui soit directement attribuable à l’exposition aux rayonnements résultants de l’accident ».

Le rapport de l’UNSCEAR.

Plus de 200 cancers de la thyroïde suspectés ou confirmés

Mais le diable se cache dans les détails, comme le montre l’exemple du cancer de la thyroïde chez les enfants. Face à la fréquence de cette pathologie ayant explosé en Ukraine et en Biélorussie à la suite de l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986, le gouvernement japonais a lancé une vaste campagne de dépistage chez les Japonais de moins de 18 ans concernés par les retombées radioactives. Ce programme propose aux habitants de la province de Fukushima, ainsi qu’aux personnes évacuéesâgées de moins de 18 ans au moment de l’accident, un examen de la thyroïde tous les deux ans jusqu’à l’âge de 20 ans, puis tous les cinq ans.

Au total, 300.472 personnes ont ainsi été testées entre octobre 2011 et avril 2015, à l’aide d’un équipement à ultrasons très sensibles. Bilan : 116 cancers de la thyroïde suspectés ou confirmés. Lors de la deuxième phase, en 2014-2015, 270.540 personnes ont repassé une échographie de la thyroïde et 71 nouveaux cancers ont été découverts ou suspectés. La troisième phase de dépistage, menée sur 217.921 personnes, a permis le diagnostic de 31 cas supplémentaires.

Les régions touchées par les épisodes (rapport de l’UNSCEAR).

« Lors de la première phase de dépistage, les taux de cancer de la thyroïde […] se sont révélés beaucoup plus élevés que ceux documentés dans les registres de cancers d’autres préfectures du Japon, lit-on dans le rapport de l’UNSCEAR. Un groupe d’auteurs a fait valoir que les taux plus élevés fournissent la preuve d’un risque accru de cancer de la thyroïde en raison de l’exposition aux rayonnements. Cependant, la plupart des autres auteurs attribuent la différence de taux au dépistage ultrasensible de la thyroïde utilisé dans le FHMS [l’enquête sur la gestion de la santé de Fukushima]. »

En clair, pour la majorité des scientifiques qui se sont penchés sur ces résultats, il y a eu un « effet dépistage » qui a conduit à des surdiagnostics. Premier argument des auteurs du rapport, les doses estimées de radioactivité reçues par la thyroïde des enfants seraient insuffisantes pour entraîner un surcroît de cancers. Par ailleurs, aucune augmentation du nombre de ces cancers n’a été observée en Ukraine et en Biélorussie dans les quatre années qui ont suivi la catastrophe de Tchernobyl, en raison d’une période de « latence » entre l’exposition aux rayonnements et l’apparition de la maladie. Enfin, les cancers de la thyroïde ont été détectés sur de jeunes Japonais de plus de cinq ans exposés à la radioactivité, alors que les enfants âgés de 0 à 4 ans au moment de l’accident auraient dû être davantage atteints, car plus sensibles aux rayonnements.

Tout ceci a conduit certains experts médicaux, parmi lesquels le conseiller de la préfecture de Fukushima pour le risque radiologique, le Dr Shunichi Yamashita — celui-là même qui a prôné le relèvement de la norme de sécurité à 100 millisieverts (mSv) par an et qui soutenait que « les effets des radiations ne touchent pas les personnes qui sourient », à demander la réduction des programmes de dépistage.

Des grues près du réacteur 3 de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi.

Un dépistage tardif

Pourtant, ces arguments ne font pas l’unanimité. La chercheuse Hisako Sakiyama, qui a été membre de la Commission d’enquête indépendante sur les accidents nucléaires de Fukushima (NAIIC), lancée par le Parlement japonais en octobre 2011, en réfute certains dans une interview accordée à The Asia-Pacific Journal le 1er octobre 2020 : « Par surdiagnostic, [les experts médicaux] entendent l’examen de cas qui, autrement, ne provoqueraient pas de symptômes ou de décès au cours de la vie normale d’un patient. […] Le Dr Suzuki Shinichi, professeur de chirurgie de la thyroïde à l’université médicale de Fukushima, qui a opéré la plupart des patients atteints d’un cancer de la thyroïde à l’université, […] a présenté à la Société japonaise de chirurgie thyroïdienne des preuves que parmi les 145 patients opérés, environ 78 % avaient des métastases ganglionnaires et environ 45 % présentaient une croissance invasive. Sur la base de ces faits, il a déclaré qu’un surdiagnostic est peu probable. »

Le président de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro), David Boilley, n’est pas non plus convaincu. « L’existence de cette période de latence entre l’exposition aux rayonnements et l’apparition de la maladie a été déduite des observations menées après l’accident de Tchernobyl. Mais il n’y a pas eu de dépistage systématique les premières années de la catastrophe, rappelle-t-il. Ce n’est qu’après l’apparition des premiers cancers avancés avec des signes cliniques, quatre ou cinq ans après, que le dépistage a commencé. »

Dans la préfecture de Fukushima, les restes d’une maison de retraite détruite par le tsunami, où plusieurs habitants ont perdu la vie.

Même incertitude concernant les travailleurs de la centrale de Fukushima Daiichi, bien plus exposés à la radioactivité que le reste de la population. Fin 2018, le gouvernement japonais avait indemnisé six travailleurs de la centrale, dont trois étaient atteints de leucémie, deux de cancers de la thyroïde et le dernier d’un cancer du poumon. « Une petite proportion de travailleurs [174 travailleurs, environ 0,8 %] a reçu des doses efficaces au cours de la première année de 100 mSv ou plus, avec une moyenne d’environ 140 mSv [soit sept fois la dose maximale annuelle réglementaire pour les travailleurs en France], lit-on dans le rapport. Dans ce groupe, une légère augmentation du risque de cancer pourrait être déduite au cours de la vie : les estimations de risque pour ce sous-groupe correspondent à environ deux à trois cas supplémentaires de cancer en plus d’environ soixante-dix cas qui surviendraient spontanément. »

Mais la plupart du temps, l’incidence des cancers chez ces travailleurs reste « indiscernable », reconnaissent les auteurs de l’UNSCEAR. « Indiscernable » ne signifie pas « zéro cancer » pour autant : « Le Comité souligne que son utilisation du terme “pas d’augmentation perceptible” n’équivaut pas à une absence de risque ou n’exclut pas la possibilité d’un excès de cas de maladie dû à l’irradiation », lit-on en introduction du rapport.

Les effets psychologiques des évacuations

Dans les mois qui ont suivi l’accident, plus de 80.000 personnes ont reçu un ordre d’évacuation et le même nombre de « réfugiés volontaires » a fui les communes. Selon les autorités japonaises, 2.300 personnes sont mortes prématurément à cause de ces déplacements forcés. Dans son rapport, l’UNSCEAR abonde dans ce sens : « Les effets psychologiques étaient particulièrement évidents chez les personnes évacuées et comprenaient un excès d’anxiété, une dépression, des problèmes de consommation d’alcool et des effets néfastes sur la santé psychologique des enfants et de leurs mères », indique le Comité.

En revanche, curieusement, le rapport ne propose aucune évaluation du nombre de maladies radio-induites ou de la mortalité évitées grâce à l’évacuation. Un angle mort qui ulcère David Boilley : « Des connaissances qui ont lu ce rapport m’ont dit que les gens avaient reçu des doses très faibles et qu’il n’était peut-être pas nécessaire d’évacuer. Mais les doses reçues sont faibles parce que les gens ont été évacués ! Il y a encore des territoires tellement contaminés dix ans après qu’on ne peut toujours pas y retourner. »

Ce désaccord a conduit l’Acro à quitter le projet européen Concert, dont l’objectif est de diminuer les incertitudes liées à la contamination pour éviter d’évacuer inutilement les riverains d’un site nucléaire accidenté. « Pour nous, ce projet devait également permettre d’intervenir plus rapidement là où c’est nécessaire. Par exemple, au Japon, des habitants de zones très contaminées situées à plus de 45 kilomètres de la centrale ont été évacués plus d’un mois après l’accident. Mais cette reformulation de l’objectif nous a été refusée, d’où notre départ. »

Dans les rues de Futaba, dans la préfecture de Fukushima, le gouvernement continue de mener des travaux de décontamination pour permettre aux habitants de revenir s’y installer un jour.

« Si c’était le vrai bilan, on n’aurait rien à craindre d’une guerre atomique »

Pour le président de l’association Enfants de Tchernobyl Belarus, Yves Lenoir, auteur du livre La Comédie atomique. L’histoire occultée des dangers des radiations (La Découverte, 2016), ces biais tiennent au caractère historiquement pronucléaire du Comité scientifique des Nations unies.

« L’UNSCEAR a été créé en 1955 pour informer sur les effets des radiations, dans l’optique de la fondation de l’AIEA [Agence internationale de l’énergie atomique]. Depuis, tous les rapports de l’UNSCEAR ont le même but : promouvoir le développement de l’énergie nucléaire, assure-t-il. Après l’accident nucléaire de Tchernobyl, c’est l’UNSCEAR qui a monté les groupes de travail qui ont produit le Tchernobyl Forum de 2005, lequel a décrété que le bilan final de la catastrophe s’établissait à 50 morts et 4.000 cancers. Cinquante morts, alors que le réacteur accidenté recrachait chaque heure l’équivalent de tous les produits de fission largués par une bombe atomique qui explose ! Si c’était le vrai bilan, on n’aurait rien à craindre d’une guerre atomique. Mais un an plus tard, les académiciens Yablokov et Nesterenko publiaient une compilation de plus de 1.100 articles scientifiques sur les effets de Tchernobyl qui, entre autres, établissait à 45 ans l’âge moyen de décès des liquidateurs. »

Selon Yves Lenoir, l’histoire se répète avec Fukushima. « Mikhaïl Balonov, qui fut le secrétaire général du Tchernobyl Forum et s’est distingué en invitant en 1986 une femme enceinte à vivre dans une zone très contaminée de Russie pour rassurer la population, a été chargé de coordonner le premier rapport de l’UNSCEAR consacré aux conséquences de l’accident de Fukushima — rapport qu’il a ensuite qualifié de “Bible”. »

On ne saura probablement jamais combien de personnes sont mortes ou mourront de pathologies en lien avec les retombées radioactives de l’accident de Fukushima. On ne saura sans doute pas davantage combien de vies auront été épargnées par les opérations d’évacuation. Une chose est sûre cependant : le bilan de la catastrophe est lourd. Et s’il est moins important que celui de l’accident nucléaire de Tchernobyl, c’est que le vent, favorable au moment des explosions des réacteurs et de la surchauffe de la piscine d’entreposage du combustible, a poussé 80 % de la radioactivité vers l’océan Pacifique plutôt que vers les terres habitées.

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Précisions

Source : Émilie Massemin pour Reporterre

Photos :
. chapô : L’équipe de l’AIEA examine le réacteur 3 de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Giovanni Verlini/IAEA ImageBank/Flickr CC
. Réacteur 3. Giovanni Verlini/IAEA ImageBank/Flickr CC
. Les restes d’une maison de retraite. Giovanni Verlini/IAEA ImageBank/Flickr CC
. Dans les rues de Futaba. © Caroline Gardin pour Reporterre