Nucléaire

Le 11 mars 2011, un séisme suivi d’un tsunami frappaient le Japon, causant la mort de plus de 18 000 personnes. À ce lourd bilan sont venues s’ajouter les terribles conséquences d’un accident survenu à la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Dix ans après, quels sont les impacts de la catastrophe nucléaire de Fukushima ? Pourquoi des centaines de kilomètres carrés de terres restent aujourd’hui encore inhabitables ? Comment mesurer les effets à long terme de cette catastrophe nucléaire ? Autant de questions dont les réponses sont complexes, loin des raisonnements simplificateurs et du mythe du « Fukushima, zéro mort ».

Un magasin dans le district de Namie, situé entre 5 et 15 km au nord de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Namie compte près de 20 000 habitants qui ont été évacués le 12 mars 2011.

Combien de morts l’accident nucléaire de Fukushima a-t-il causé ?

Selon un bilan officiel des services de police japonais en 2012, le séisme et le tsunami de Tohoku survenus le 11 mars 2011 ont entraîné la mort de 18 079 personnes. Ce chiffre a été par la suite revu à la hausse : interrogée par des journalistes de Libération, l’ambassade du Japon en France donnait l’estimation suivante au 1er mars 2018 : 19 630 décès et 2 569 disparus, très majoritairement dus au séisme et au tsunami.

Officiellement, les rayonnements radioactifs dus à l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima-Daiichi n’ont fait pour leur part qu’un seul mort direct à ce jour. Le ministère de la Santé japonais a en effet reconnu comme étant directement lié aux rayonnements radioactifs le décès d’un employé de la centrale, à la suite d’un cancer du poumon, ainsi que deux malades de cancers de la thyroïde et trois atteints de leucémie. Début 2021, aucun décès ou pathologie parmi la population civile n’avait encore été officiellement reconnu par les autorités japonaises comme étant explicitement dû aux effets des radiations nucléaires, bien que des dossiers de demande de reconnaissance soient en cours.

Circulez, y a rien à voir ? Pas si simple… Si en 2013 et 2016, le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) ne relevait « pas d’augmentation observable des taux de cancer chez les travailleurs », ni « d’impact sur les malformations à la naissance ou les effets héréditaires » (des affirmations maintenues dans un rapport annexe daté de 2020), le comité onusien recommandait bien « de maintenir un suivi médical à long terme de la population exposée en ce qui concerne certaines maladies, pour avoir une bonne idée de l’évolution de leur état de santé ».

Plusieurs études scientifiques, passées au peigne fin par l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO) dans un rapport publié en mars 2021 montrent désormais clairement une forte augmentation du nombre de cancers de la thyroïde chez les jeunes de la préfecture de Fukushima. Mais l’interprétation de ces données reste délicate et suscite de vives controverses. L’ACRO résume ainsi la situation : « Si, dix ans après la catastrophe de Fukushima, il n’est toujours pas possible de tirer des conclusions définitives sur les raisons de [cette] augmentation […], il n’est plus possible d’exclure que des cancers puissent être induits par les radiations ».

Comme dans toute situation de crise, l’absence de référentiel avant l’accident, les difficultés de collecte des données, les changements de protocoles, la multiplication des opérations de dépistage (et donc des cancers dépistés) et la dispersion des populations touchées compliquent la tâche. La nature des données et leur interprétation suscitent depuis plusieurs années déjà de sérieuses interrogations, que ce soit de la part d’experts de l’IRSN ou d’organisations de médecins comme « Physicians for social responsability » (PSR) et « International Physicians for the Prevention of Nuclear War » (IPPN).

L’une des grandes incertitudes sur l’impact sanitaire de la catastrophe nucléaire de Fukushima concerne les effets à long terme de faibles doses de radioactivité. Cela fait l’objet de plusieurs études, menées notamment par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), non seulement dans le cadre de l’accident nucléaire de Fukushima mais aussi plus largement. Comme le précise la Commission internationale de protection radiologique, en matière de radioactivité, « il n’y a pas de seuil en dessous duquel il n’y a aucun effet ». C’est également ce que rappelle l’Organisation mondiale de la santé.

Combien de personnes ont dû être évacuées en raison de la catastrophe nucléaire de Fukushima ?

Ce bilan sanitaire officiel jusque-là limité durant les premières années consécutives à l’accident nucléaire de Fukushima a fait dire à certains que ce sont la « peur du nucléaire » et des évacuations jugées « inutiles » qui auraient tué, et non les radiations. Une conclusion hâtive et simplificatrice, sur un problème beaucoup plus complexe et durable.

N’aurait-il pas fallu évacuer ces dizaines de milliers de personnes ? Fallait-il laisser la population consommer les produits contaminés provenant de Fukushima ? Les mesures prises au lendemain de la catastrophe ont très probablement permis de limiter les conséquences de l’accident sur la population. « Les conséquences de cet accident nucléaire seront vraisemblablement moins dramatiques qu’à Tchernobyl sur le plan environnemental et sanitaire, pour plusieurs raisons, affirmait en 2012 le directeur de la crise à l’IRSN, Didier Champion, d’abord parce qu’une partie du panache radioactif s’est dirigée vers l’océan où les effets de diffusion limitent la contamination. Et aussi parce que les populations ont été évacuées dès le 12 mars dans la zone dangereuse des vingt kilomètres ».

Pour donner quelques chiffres, au lendemain de la catastrophe, 70 000 personnes provenant du premier cercle de 20 kilomètres autour de la centrale ont été évacuées. Au total, ce sont plus de 160 000 personnes qui ont été contraintes de quitter la région depuis 2011. Tout cela sans compter les personnes évacuées provenant de zones contaminées en dehors de la zone d’évacuation officielle et dont l’estimation varie selon les sources.

Nécessaires afin de limiter autant que possible les conséquences sanitaires sur les populations, ces évacuations ont évidemment eu un impact psychologique, social et économiqueconsidérable pour des milliers de familles qui ont dû tout quitter du jour au lendemain. Début 2021, la préfecture de Fukushima, selon les chiffres officiels rapportés par l’ACRO, comptabilisait 2 317 décès indirects dus à des suicides ou à une dégradation des conditions de santé suite à l’évacuation.

Des terres inhabitables à Fukushima pour combien de temps encore ?

Ces évacuations ne sont qu’une des facettes du désastre au long court que représente une catastrophe nucléaire telle que celle de Fukushima. Elle se poursuit encore. Dix ans plus tard, des terres restent durablement contaminées.

La superficie des zones évacuées est passée de 1 150 km2 (8,3% de la superficie de la préfecture de Fukushima) en 2013 à 336 km2 (2,5% de la superficie de la préfecture de Fukushima) en mars 2020. Si sur le papier on peut penser à une bonne nouvelle, en réalité, leszones rouvertes aux habitant·es sont pour la plupart encore contaminées. Pour parer à cela, le ministère de l’Environnement japonais compte trois catégories de décontamination des sols :

  • les « zones résidentielles », où les maisons et leurs environs immédiats ont bénéficié d’opérations de décontamination,
  • les « zones agricoles », où les champs ont été décontaminés, mais par leurs abords,
  • les « zones sauvages », traitées de manière encore plus superficielle, ont été déclarées « décontaminées » après que les feuilles et les branches tombées ont été enlevées jusqu’à 20 mètres du bord de la zone.

Bien que ces efforts de décontamination aient démontré une certaine efficacité dans la réduction des niveaux de radiation, il suffit d’avancer de quelques mètres dans les bois à flanc de montagne pour que le niveau de radioactivité redevienne très élevé. « Contrairement aux plaines agricoles et résidentielles, ces zones boisées et montagneuses n’ont pas été décontaminées, pour des raisons de coût et parce que ce serait très difficile techniquement, rappelle Olivier Evrard, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement, dans un entretien pour le journal du CNRS. Or, celles-ci couvrent les trois-quarts de la surface touchée par le panache radioactif. » Les forêts des zones contaminées constituent donc encore un réservoir de césium potentiel qui pourrait contaminer les cours d’eau, suite à l’érosion des sols, aux glissements de terrain et aux crues, comme lors des typhons qui frappent souvent la région.

À Namie, une ville en partie en dehors de la zone d’exclusion, une équipe de l’Agence japonaise de l’énergie atomique (JAEA) et des chercheurs de l’université de Tsukubaa ont identifié plusieurs endroits où les niveaux de radiation sont encore bien plus élevés que l’objectif de décontamination à long terme fixé par le gouvernement, à savoir 0,23 microsieverts par heure.

Comment gérer les millions de mètres cubes de déchets nucléaires de Fukushima ?

D’autres problématiques autour de la décontamination des sols se posent à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima. Aujourd’hui, en plus du coût exorbitant de l’opération (l’ACRO estime le coût total de la procédure et du stockage des déchets à environ 45 milliards de dollars), sa lenteur et son efficacité relative, cette décontamination est encore incomplète et pose d’énormes problèmes de stockage.

Ce sont en 2021, 14 millions de mètres cubes de sols contaminés qui ont été placés dans des sacs toujours entreposés à l’air libre, et donc soumis aux aléas climatiques de plus en plus fréquents. En 2019, une dizaine de ces sacs ont été emportés par une rivière lors du passage du typhon Hagibis.

 

À cela s’ajoute, la gestion des déchets générés par le refroidissement des réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. En 2019, Tepco comptait encore plus d’un million de mètres cubes d’eau radioactive entreposés sans solution dans l’enceinte de la centrale. Certains fûts fuient et d’ici 2022, Tepco estime que ce site aura atteint sa capacité maximale.

S’en suit la fameuse question : comment se débarrasser de toute cette eau contaminée ?Construire un nouveau site de stockage ? Enfouir cette eau très profondément sous terre ? Actuellement, l’option envisagée par les autorités japonaises est de déverser petit à petit l’eau (décontaminée en partie seulement) dans l’océan Pacifique. Sauf que 80% de cette eau n’a pas été traitée de façon à limiter la radioactivité des rejets en mer. Une catastrophe pour la pêcherie et les habitant·es de la préfecture de Fukushima qui sont, dans leur majorité, opposés aux rejets dans l’océan. Le rapporteur spécial de l’ONU spécialiste des droits humains dans la gestion et de l’élimination des substances et déchets dangereux a fait savoir ses doutes quant au rejet en mer des eaux contaminées. Le gouvernement a donc décidé de reporter l’annonce de sa décision.

Vue aérienne d’une zone de stockage des déchets nucléaires issus de la décontamination des sols dans les forêts de la région montagneuse d’Iitate, préfecture de Fukushima, Japon © Greenpeace / Jeremy Sutton-Hibbert

Enfin, le démantèlement de la centrale de Fukushima-Daiichi est un véritable casse-tête.Dans le cas d’une centrale n’ayant subi aucun dommage, certaines zones doivent rester sous haute surveillance pendant une longue période avant de pouvoir être démantelées en toute sécurité, en raison des niveaux élevés de radioactivité subsistant. À Fukushima- Daiichi, le démantèlement s’avère encore plus complexe : Tepco et le gouvernement japonais ne savent toujours pas comment extraire le combustible restant des cuves des réacteurs, et il n’existe pas encore de plans détaillés concernant le traitement et le stockage des déchets. On ignore si et quand ils pourront être récupérés… Les réacteurs 1 à 3 de Fukushima- Daiichi contiennent chacun au moins 200 à 300 tonnes de combustible en fusion. Une mauvaise manipulation risque de provoquer d’autres accidents ou une exposition dangereuse des ouvriers aux radiations.

 

Ni charbon, ni nucléaire : quelles leçons tirer de Fukushima ?

Comme si ces difficultés ne suffisaient pas, la population japonaise subit aujourd’hui les conséquences d’une politique énergétique qui a trop longtemps ignoré les économies d’énergie et le développement des énergies renouvelables.

Suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima, le Japon a dû mettre un terme brutal à l’utilisation de l’énergie nucléaire en fermant les 54 réacteurs du pays. Cette transition éclair, sans aucune anticipation des autorités, a conduit le gouvernement japonais à relancer la filière du charbon au détriment d’une politique de long terme alliant sobriété, efficacité et diversification des sources d’énergies renouvelables. Par ailleurs, depuis le retour du parti libéral démocrate au pouvoir, le gouvernement japonais n’a pas caché ses intentions de revenir d’ici 2030 à un mix énergétique incluant plus de 20% de nucléaire. Un projet tout à fait contestable, compte tenu de la vétusté des centrales nucléaires actuelles dont la plupart ne redémarreront pas, de la lenteur de la construction de nouveaux réacteurs (une quinzaine d’années), des coûts extrêmement élevés et de la dangerosité du nucléaire décuplée dans un pays comme le Japon soumis à des aléas naturels fréquents.

Par ailleurs, si les réacteurs nucléaires n’ont pas tous redémarré, dix ans après la catastrophe nucléaire de Fukushima, c’est aussi et surtout pour des questions de rentabilité, le nucléaire étant non seulement risqué mais de plus en plus cher. Les nouvelles normes fixées à la suite de l’accident nucléaire de Fukushima nécessitent des travaux coûteux que les compagnies concernées ne souhaitent pas faire, faute de rentabilité. Une fois encore, le choix du nucléaire, dont les coûts de maintenance ne cessent d’augmenter, conduit à une impasse dangereuse, faute d’avoir pris le tournant des énergies renouvelables dont les coûts ont inversement baissé. À rebours de l’Histoire, le Japon recourt aujourd’hui de nouveau aux énergies fossiles, ajoutant un désastre à un autre.

Ce retour au charbon doit servir de contre-exemple aux autres pays lourdement nucléarisés, à commencer par la France. Il faut dès à présent anticiper la fermeture des réacteurs nucléaires vieillissants pour ne pas à avoir à rallumer des centrales à charbon ou importer du gaz dans l’urgence, faute de capacité de production renouvelable suffisante. Il est urgent pour la France de sortir de sa dépendance extrême vis-à-vis du nucléaire, d’engager une réduction massive de la consommation énergétique, d’accélérer le déploiement des alternatives renouvelables, et d’anticiper la reconversion des travailleurs et travailleuses de la filière nucléaire.

La catastrophe nucléaire de Fukushima et la situation actuelle du Japon dans son ensemble montrent bien que sa politique énergétique, qui a trop longtemps privilégié les énergies fossiles et le nucléaire, mène dans une impasse.