7 avril 2020

Virus et radioactivité : prenons le temps de comparer !

En mars 2011, des milliers de Japonais se sont retrouvés confinés dans un rayon entre 20 et 30 km autour de la centrale nucléaire accidentée de Fukushima Daiichi. Aujourd’hui, en tant que confinés, on peut se rendre compte de ce qu’ont vécu ces gens pris au piège de l’évènement que personne n’avait prévu. Et, puisqu’aujourd’hui on a le temps et l’expérience, profitons-en pour réfléchir à ce que signifie être confiné en cas de catastrophe nucléaire.

 

Il y a des parallèles intéressants entre ces deux maux invisibles et insidieux, les virus et les radionucléides qui se répandent dans l’environnement. Des analogies, des différences et des interactions.

Demi-vie (1)

La « demi-vie » du virus du Covid 19 est de quelques jours au plus, comparé à ce qu’on trouve à Tchernobyl et Fukushima, le Césium 137 a une demi-vie de l’ordre de 30 ans, le Plutonium de l’ordre de 24 000 ans, et il faut encore beaucoup plus longtemps pour en être totalement débarrassé. Certains déchets radioactifs durent des centaines de milliers d’années.
En cas de pollution radioactive, se laver les mains sera utile mais ne suffira pas, surtout si l’air est pollué par l’iode radioactif, entre autres poisons ! Et la contamination se fera aussi par ingestion.

La détection de la radioactivité, du moins quand la contamination est forte, est facile à détecter avec des instruments bien au point et souvent portatifs, alors qu’à chaque nouvelle mutation d’un virus, il nous faut refaire les tests et les vaccins, ce dont nous rendons compte en ce moment. C’est bien le seul point ou la gestion de l’épidémie marque un petit point sur l’atome…

Prévention

Il n’y a pas de vaccin contre la radioactivité, ni les hommes, ni les autres êtres vivants ne développent d’immunité pour se protéger ni de ces rayons, ni de ces particules radioactives ! Les pilules d’iodes ingérées plusieurs heures avant le passage du nuage radioactif peuvent limiter les dégâts dus à l’iode dans les premiers jours, mais il faudrait que tout le monde les ait reçues avant la catastrophe, et il y a bien d’autres dangers que l’iode 131 !

Confinés ou évacués ?

En cas de catastrophe nucléaire, certains seront évacués d’urgence, d’autres seront confinés « temporairement » dans de mauvaises conditions, puisque toute l’alimentation dans une zone étendue sera contaminée et que les transports seront limités. Il faut savoir que le traité Euratom a prévu de relever « temporairement » les normes des doses « acceptables » dans la nourriture et l’eau à des niveaux qu’on peut qualifier de criminel, souvent plus élevé que ceux des deux autres catastrophes les plus connues (voir encart ci-dessous). Perdre son logement et absorber du poison sans pouvoir se protéger réellement pour une durée inconnue, ce n’est pas comparable à ce que nous vivons actuellement dans une pandémie.

L’après

A Fukushima les évacués ne peuvent (et beaucoup ne veulent) toujours pas rentrer chez eux après 9 ans. Le but du gouvernement japonais, en organisant les Jeux Olympiques, était d’effacer la tache sur l’honneur du Japon créée par l’accident de Fukushima, de forcer les évacués à rentrer chez eux dans des zones encore dangereuses, là où les normes admises (20 mSv/an) correspondent à celles des travailleurs des centrales nucléaires, à proposer de la nourriture soi-disant propre provenant de la région de Fukushima pour faire croire que tout cela c’est terminé, et relancer le commerce. Les faibles doses de radioactivité n’entrainent pas un risque nul, mais un risque plus faible (2). C’est un peu comme la cigarette, si vous fumez une cigarette tous les deux jours, le risque est plus faible que si vous fumiez un paquet par jour. Mais il est quand-même plus élevé que si vous ne fumez pas du tout.Autour de Tchernobyl les problèmes de santé continuent aussi plus de trente ans après.
L’échelle de temps entre les deux catastrophes n’est pas comparable, même si nous devons nous attendre à des vagues en retour du virus dans les années à venir.

Quand la catastrophe est là, c’est déjà trop tard. Il faut se mobiliser avant ; il faut se mobiliser pour faire évoluer les normes de sûreté nucléaire, les normes de radioprotection. Mais pour l’instant, il faut souligner qu’a contrario, la France a retenu des normes moins protectrices : c’est une référence de 20 millisieverts qui a été retenue et non pas 1 millisievert pour la gestion post accidentelle. C’est-à-dire que, sur un territoire donné, on laissera vivre des gens avec des doses vingt fois plus fortes que ce qu’on acceptait jusqu’ici. Et récemment l’Europe a validé des normes sur la contamination des aliments en cas d’accident nucléaire qui sont extrêmement élevées du point de vue de la CRIIRAD.

La catastrophe de Fukushima au Japon : le suivi et l’expérience de la CRIIRAD, Interview de Bruno Chareyron, 27/04 /2019

Décontaminer

La radioactivité ne se décontamine pas comme les virus qui se désactivent après quelques jours et qui ne résistent pas à un nettoyage sérieux, à la portée de tous. Au Japon la « décontamination » de la région a consisté, entre autres, à mettre en sac des milliers de tonnes de terre qui contiennent entre autres du césium 137, qui va encore irradier pendant jusqu’à presque 300 ans (dix fois la demi-vie). Les autorités japonaises n’ont rien trouvé de mieux que de disperser ces terres pour en faire des remblais dans tout le pays. Faible dose signifie faible probabilité de choper un problème de santé. Faible mais pas nulle, donc à l’échelle d’un pays, c’est un sérieux problème, des malades par milliers certainement. Et ce n’est qu’un exemple de l’extrême difficulté de décontaminer la radioactivité. Lors du démantèlement des centrales, les industriels voudraient bien recycler les métaux irradiés dans la filière métallurgique existante, en disant que si c’est dilué, le danger est négligeable… Mais en réalité, il n’est pas nul !

Retour à la normale ?

Dans la période anormale que nous vivons actuellement, nous avons le ferme espoir que cela ne durera pas, que les infrastructures, les usines, les terres agricoles, l’air et l’eau, la nature (3) seront parfaitement utilisables dès que le coronavirus ne bloquera plus les activités sociales et économiques, que la médecine aura de meilleures armes pour le neutraliser et prévenir les futures vagues en retour. Le but actuel est de mettre l’économie sous cloche, en sachant que tout peut redémarrer !
Je n’ose pas imaginer l’état psychique d’une population soumise au danger d’un accident nucléaire grave, qui n’offre aucun futur prévisible, sauf la faillite généralisée de l’économie et de l’État.
Pour en avoir une idée, il nous faut relire « La Supplication », de Svetlana Aleksievitch (4), qui montre la réalité vécue par la population lors de la « gestion » de la catastrophe de Tchernobyl ; un vrai reportage de guerre. Malgré tout, nous devons beaucoup à l’intervention énergique de l’URSS et à ses centaines de milliers de volontaires désignés comme « liquidateurs », et envoyés au casse-pipe. Je doute qu’un État Européen actuel puisse gérer ce genre de situation, pire que la situation actuelle…

Le temps long

Dans le cas d’une catastrophe nucléaire, nous serons confinés ou évacués sans aucune certitude de retour à la normale dans un temps prévisible, qui pourrait se compter en dizaines d’années, voire en siècles. Les deux catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima se sont passées dans des zones moyennement peuplées. Être évacué, c’est abandonner son logement et presque tout ce qui s’y trouve; une partie sera définitivement irrécupérable.
Imaginons une catastrophe à Tihange, près de Liège et Namur, à Cattenom à 25 km de Luxembourg, à Nogent sur Seine, à 90 km en amont de Paris. Comment évacuer ces villes, et pour aller où ?
La ville de Fukushima, à 62 km de la centrale, n’a échappé à la contamination que grâce à la bonne direction des vents, en tous cas au début. Le premier ministre Japonais a un moment craint de devoir évacuer Tokyo. Les vents ont soufflé plutôt vers la mer. Ce qui n’empêche que des particules chaudes ont aussi atterri à Tokyo. Peu, mais trop !

Nous voyons aussi que le nucléaire est sensible au changement climatique (besoin en eau froide pour refroidir les centrales), aux tsunamis, aux séismes mais aussi … aux épidémies.
Il n’y a pas une grande réserve de personnel qualifié pour piloter une centrale, il ne faut pas que le virus se répande dans l’équipe, et le télétravail n’est pas une solution… Dans certaines centrales en France, ils ont vérifié l’état de santé de l’équipe, et les ont confiné, voire enfermés, dans la centrale avec des lits de camps et de la nourriture pour des mois : ils ont peur de devoir arrêter la centrale si trop d’entre eux tombent malades… Si trop d’ingénieurs nucléaires sont écartés, nous craignons que les gestionnaires de centrale y placent des personnes incompétentes…

Pour le moment nous avons un bon réseau de télécommunications, mais en plus du virus la panne électrique ou la panne des réseaux de communication (internet, télé, radio, téléphone, journaux), et même la distribution d’eau, ce sera vraiment ingérable et invivable pour les communautés isolées ! Un peu partout, y compris aux USA, la pandémie menace la gestion des centrales et pourrait les mettre à l’arrêt, ou empêcher leur maintenance périodique et le rechargement de combustible, ce qui revient aussi à, soit les arrêter, soit les rendre plus dangereuses.
Bonne illustration du fait que, dans ce cas précis, le « tout nucléaire » pourrait nous renvoyer à la bougie, contrairement aux énergies renouvelables !

Faut-il redouter une épidémie chez les agents EDF ? Le plan pandémie, fondé sur des scénarios très pénalisants, permet de tourner dans les centrales avec 25 % des effectifs absents pendant douze semaines, ou avec 40 % d’absents pendant trois semaines. Sur l’antenne d’Europe 1, Jean-Bernard Lévy s’est voulu rassurant : « Nous assurons aussi en prévision, si nous avions un grand nombre de salariés malades, une rotation de façon à avoir toujours des équipes en réserve, donc je crois qu’on peut rassurer les salariés, rassurer les Français, nous avons tout ce qu’il faut pour continuer à fournir de l’électricité, à tout moment, à tous les Français, pendant cette période exceptionnelle.

Laurie Moniez, Le Monde, « La centrale nucléaire de Gravelines fonctionne avec seulement un quart de ses effectifs », 31/03/2020

Atteinte à nos libertés

Selon le philosophe Michel Foucault, jamais comme en période d’épidémie, le pouvoir politique n’est aussi puissant à faire disparaître la vie démocratique et les contre-pouvoirs. Quelles conséquences la crise du coronavirus ou la crise nucléaire pourraient-elles avoir sur notre vie privée et nos libertés ? (5)
Nous voyons déjà des détournements opportunistes : limitation des droits des migrants, des femmes (tentatives de fermeture des plannings familiaux), des normes de protection de l’environnement aux USA, fermeture excessive des frontières…
Voulons-nous :
La fermeture des parlements et des autres lieux de contre-pouvoirs ? (6)

  • L’Union nationale ou  la dérive autoritaire ?
  • Des mesures d’urgence, ou des lois d’exception, établies en dérogation du droit commun ? (7)
  • Le repli identitaire, ou une production et une consommation locale, et l’arrêt à long terme des excès de la mondialisation ?

Le mécanisme sera le même en cas de crise nucléaire, à part que :

  • Cela peut durer beaucoup plus longtemps.
  • Le nucléaire civil a été créé pour justifier le nucléaire militaire et l’alimenter en matériaux fissiles pour faire des bombes, la frontière entre les deux a toujours été occultée par le secret-défense. En cas de catastrophe, surtout dans les pays possédant l’arme nucléaire, la réputation du secteur nucléaire a justifié et justifiera tous les abus de droit et tous les dénis, comme en 1986 (8), au mépris de la santé de la population (9).

Et le pire qui puisse arriver, mais il nous faut envisager cette possibilité, ce serait un accident nucléaire sérieux en période d’épidémie. Les ressources médicales et les services de secours seraient soumis à un stress encore plus sévère et peut-être fatal, car nous devrions
combattre sur deux fronts !

 

Philippe Looze